Analyse de la tâche : la fin des modèles linéaires
Selon moi, plusieurs problèmes se posent actuellement sur la façon dont est opérée l’analyse de la tâche par les ergonomes. Dans la quasi-totalité des cas, les descriptions de tâches suivent des formalismes de type séquentiel et hiérarchique.
Décrire la tâche sous un tel formalisme a plusieurs conséquences, que l’ergonome ne soupçonne pas. Premièrement, cela postule que la tâche, dans un environnement de travail, est un élément décomposable en sous-tâches, elles-mêmes à nouveau décomposables, jusqu’à avoir un niveau de compréhension du système jugé suffisant par l’analyste. Deuxièmement, l’autre principe sous-jacent est que la tâche est accomplie selon une succession d’opérations bien ordonnée, linéaire.
Ces formalismes ne répondent plus au travail tel qu’il est pratiqué actuellement, pour les raisons suivantes :
- Les individus, dans les organisations, poursuivent des buts communs et doivent sans cesse ajuster leurs actions selon l’activité de leurs collègues. Ces modélisations n’abordent pas le thème de la représentation partagée.
- Les individus poursuivent rarement un seul but, mais plutôt ont plusieurs demandes simultanément. Les modélisations linéaires ne rendent pas compte des arbitrages nécessaires entre les tâches, puisque chaque tâche est décrite indépendamment des autres.
- Enfin, il est tout à fait certain que les êtres humains n’opèrent pas avec des conditions d’activation linéaires. En tant qu’ergonome, ce que j’observe sur le terrain est que certaines étapes peuvent être complètement éludées par les opérateurs humains, sans pour autant remettre en cause la stabilité du système. En d’autres termes, il y a un ajustement constant entre les ressources disponibles et les demandes. Il est assez facile de comprendre que ces modèles linéaires sont inspirés de règles de type « si… alors… » et sont applicables pour les machines, notamment en programmation informatique. Mais à quoi bon utiliser des formalismes qui n’ont aucune validité quant au fonctionnement humain ?
Le prescrit sous-spécifié
Dans les organisations, il est très rare que le prescrit, c’est-à-dire ce qui définit les tâches, soit consigné. Il existe bien des représentations du fonctionnement du système, généralement portées par les ingénieurs. Mais elles fournissent des indications sur ce qui est attendu de la part des machines et quasiment jamais de la part des humains.
Les organisations ont compris, sans les ergonomes, que la spécification des tâches était inutile, dans le sens où elles s’inscrivent dans un environnement imprévisible. A mon sens, l’ergonome n’est donc pas attendu sur le fait de générer un prescrit, qui viendrait compléter du côté « humain » celui que les ingénieurs ont élaboré du côté « machine », mais plutôt sur le fait de donner des éléments de réponse sur la possibilité de contrôler la variabilité de la performance humaine.
Impact sur l’analyse du travail
Le problème est, qu’en ergonomie de « langue française », toute l’analyse du travail repose sur l’écart prescrit et réel. Or, s’il est impossible de définir le point A, vous ne pouvez pas connaître l’écart entre A et B. Ce que je soupçonne, et que j’ai probablement moi-même activé sans réellement m’en apercevoir, et que l’ergonome, par l’analyse de la tâche, crée une situation fictive sur laquelle il pourra justifier son analyse du travail. Il n’est ainsi pas étonnant que mes modélisations rendent compte d’écarts sur le fonctionnement cognitif humain, étant psychologue cognitif ! Cela ne serait pas gênant si les modélisations de la tâche avaient une authenticité par rapport au fonctionnement humain. Mais à partir du moment où les modélisations de la tâche tendent à concevoir l’être humain comme une machine, il n’y a pas vraiment de mérite à découvrir que l’être humain n’est pas une machine avec l’analyse de l’activité.
Ainsi, soit l’ergonome réussit à embrayer sur des modèles plus performants dans la représentation du fonctionnement humain, soit il est condamné à être englouti par des professionnels mécanistes du travail : c’est ce qu’il se passe aussi bien dans l’ergonomie dite traditionnelle avec la métrologie, qu’avec l’ergonomie structurellement défaillante des interactions homme-machine (IHM) avec le foisonnement des diverses modes : expérience utilisateur, centré utilisateur, eye-tracking...